par Baptiste-Marrey in Le Monde des livres du vendredi 9 mars 2007
" Que nous soyons lecteur assidu ou occasionnel, le sort du livre nous concerne tous, car il est le véhicule privilégié de la pensée. Et le sort du livre est lié à celui de la librairie. On peut bien sûr se dire que les difficultés de la librairie (indépendante) sont la rançon du progrès, sans que le monde se porte mieux ni plus mal. Après tout, la Fnac et Virgin - eux-mêmes en difficulté aujourd'hui - ont fait disparaître les disquaires, même si les éditeurs de disques s'en sont mordu - trop tard - les doigts : il n'y a que les « accros » pour accepter de faire une heure de trajet ou plus pour acheter un disque. ou un livre.
On peut aussi imaginer un scénario à l'anglaise où deux ou trois chaînes de librairies (France-Loisirs-Bertelsmann, Fnac-Groupe Pinault, Hachette) couvriraient le territoire avec les mêmes « meilleures ventes » en réduisant le personnel à la surveillance et aux caisses. Mais qui ne voit que, en contrôlant la distribution, on est inévitablement amené à contrôler la production, comme le montrent les grandes surfaces ? Qu'Auchan ou Carrefour, premiers annonceurs de France, fassent de la publicité pour des détergents ou du papier toilette n'est pas forcément inquiétant, mais pour des livres ? pour des idéologies ? des candidats ?
Déjà les grands groupes éditoriaux publient, distribuent, vendent et font commenter favorablement les titres qu'ils produisent. La pente est glissante ; si l'on veut tenter de reprendre pied, il est nécessaire d'examiner la situation actuelle et, pour ce faire, de rappeler quelques vérités élémentaires que l'on fait mine d'oublier.
Le coût des bons emplacements commerciaux en centre-ville est devenu prohibitif pour les commerces individuels en général et plus particulièrement pour les librairies, car elles sont aujourd'hui le seul commerce disposant d'une marge de 33 %, insuffisante pour payer loyer, salaires, charges, publicité. Il s'ensuit que, lorsqu'un libraire prend sa retraite - et parfois avant, lors d'un renouvellement de bail par exemple -, son fonds est aussitôt repris par une banque, une chaîne de magasins ou des magasins franchisés.
Le développement des « espaces culturels » à l'intérieur ou à proximité des centres Leclerc, Auchan. dans les villes moyennes provoque la fermeture des librairies indépendantes et, incidemment, désertifie les centres-villes après avoir désertifié les campagnes. Là où les librairies survivent, elles n'ont plus en rayon que les livres de vente lente, rares ou commandés à l'unité, le gros de la production - livres pratiques, best-sellers - étant vendu dans ces grandes surfaces.
La plupart des régions ont pris le parti de distribuer gratuitement les livres scolaires, ce qui fait le beurre des grossistes - et diminue d'autant le chiffre d'affaires des libraires - mais surtout détourne collégiens, lycéens et parents de franchir le seuil d'une librairie.
Bertelsmann, groupe de communication mondiale (télévisions, radios, magazines, disques) s'intéresse en France marginalement au livre à travers sa filiale France-Loisirs, mais rachète les chaînes de librairies Alsatia, Privat (dernièrement Chapitre.com) et est en passe de devenir le premier libraire de France, alors que le livre n'est pour lui qu'un produit accessoire, au mieux complémentaire, de sa communication.
Internet enfin permet l'accès au livre que l'acheteur sait vouloir acquérir, mais ne permet pas de découvrir l'auteur ou le livre inconnu vu par hasard et tenu en mains propres chez le libraire, dont le rôle est d'autant plus important que la production éditoriale augmente : 55 000 livres publiés en 2005, 350 livres nouveaux par jour ouvrable.
Le livre est un objet quasi parfait, peu coûteux à fabriquer, si difficile à distribuer ; il est à ce jour le meilleur et le plus simple véhicule des idées, de l'imaginaire, de la beauté, des interrogations, des réflexions - en somme de la pensée indépendante qui ne peut s'exprimer librement que là - d'une façon vérifiable, permanente, à la différence du blog, qui se modifie au jour le jour. Le sort de la librairie ne concerne donc pas seulement quelques boutiquiers un peu en retard sur l'évolution du consumérisme moderne, mais nous tous, et en premier lieu des commerçants qui ont entre leurs mains quelques-unes des clefs de la démocratie.
Commerçants ? C'est là que le bât blesse. Est-ce que le marché qui a régulé, vaille que vaille, jusqu'à la fin du siècle dernier, le commerce du livre en a encore les moyens et peut-il apporter une solution aux difficultés plus haut énumérées ?
On peut en douter, et pour plusieurs raisons.
Le sort de la librairie ne sera pas résolu en grappillant 2 % ou 3 % de plus que les fatidiques 33 % de marge, si tant est qu'elle y parvienne. Il ne le sera pas non plus par les légers coups de pouce du Centre national du livre aux secteurs en perdition (théâtre, poésie, sciences humaines), même s'ils sont une bouffée d'oxygène.
Il faut évidemment mettre fin au système absurde et contre-productif des offices et des retours aussitôt pilonnés dès qu'ils sont revenus chez le distributeur : 60 millions de livres détruits chaque année en France sans que nul ne s'en émeuve.
Il faut regarder ailleurs et constater que, dans notre société, toute la vie culturelle est subventionnée (cinéma, télévision, radio, théâtre, danse, musique, arts plastiques) ; seuls les libraires vivent de littérature et d'eau fraîche (tout en payant les tarifs postaux au prix fort). Dire que si la librairie est aidée par de l'argent public elle perdra sa liberté est un leurre. Personne à ce jour n'a constaté de dirigisme culturel au Centre national du cinéma, à la direction du théâtre ou ailleurs. Le budget de cette dernière est vingt fois supérieur à celui de la direction du livre : parce que les intermittents du spectacle font plus de bruit que les gens du livre ? Ou faudrait-il, à l'image des agriculteurs, vider des tombereaux de Harry Potter dans les cours des sous-préfectures pour que les choses changent ? Et si la pluralité de la presse existe encore - malgré la tendance monopolistique des capitalistes qui en sont propriétaires - c'est bien aux subventions de l'Etat qu'elle la doit et aussi au tarif postal privilégié.
Le libraire français, actuellement sous-payé et surmené bien que hautement qualifié, ne sera pas fonctionnarisé parce que son bail ou ses murs seront pris en charge par sa municipalité - comme le montre depuis trente ans avec succès le réseau des cinémas Art & Essai, dont beaucoup de salles sont municipales. Il faut au contraire mettre en place un réseau de librairies de même type utilisant Internet et répondant à des critères précis, définis paritairement, auxquelles seront associées des bibliothèques volontaires, Art & Essai également ; elles deviendront ainsi, avec leur réseau de compétences et de lecteurs (le plus fort taux de fréquentation de tous les établissements culturels en France) membres à part entière de la chaîne du livre.
Ces propositions, qui n'ont rien d'utopique, supposent une volonté politique, de l'imagination, quelques moyens budgétaires, la résolution de négocier et une forte dose d'obstination.
Ensuite, nous discuterons jusqu'à plus soif de savoir si Platon est plus lisible sur papyrus ou sur parchemin, en livre de poche ou en « Pléiade », voire sur écran tactile, pourvu que Platon ait toujours des lecteurs.
Ecrivain, Baptiste-Marrey est l'auteur de Les Boutiques des merveilles , Ed. du Linteau, 210 p."
(Article publié par Le Monde des livres, vendredi 9 mars 2007)
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