Le centenaire de l’illustre anthropologue français Claude Lévi-Strauss n’aura pas échappé à la redoutable machine à célébrer qu’est devenue l’édition. Rien d’étonnant à cela, le monde éditorial, comme la presse écrite et audiovisuelle, ayant un besoin constant de matière pour alimenter la production. On n’imagine pas d’ailleurs l’angoisse qui doit toucher les éditeurs lorsque cette matière leur manque. Ce n’est plus l’angoisse de la page blanche, comme pour l’écrivain, c’est l’angoisse de l’absence sur les tables des libraires. Nul n’y échappe, pas même nous, puisque nous voici en train d’en parler.
Le cas de Lévi-Strauss est cependant exceptionnel. On célèbre de nombreux centenaires dans l’édition, mais il est rare qu’on célèbre le centenaire d’une personnalité encore en vie, et qui plus est, de la trempe de celui-ci. Nous ne savons pas s’il faut, comme Le magazine littéraire, parler du « Penseur du siècle ». Nous préférerions dire « Un penseur du siècle », par souci d’objectivité, même s’il faut admettre la modernité d’une oeuvre qui vaut, plus que par la méthode, -le structuralisme ayant vécu comme moment théorique prédominant-, par l’avancée dans l’étude des mécanismes de la pensée. Les sciences cognitives n’en sont pas directement les héritières, mais Lévi-Strauss, en posant la relativité des notions de nature et culture, en fut en quelque sorte un précurseur.
Lévi-Strauss a choisi lui-même les textes figurant dans le volume de la collection La Pléiade qui vient de lui être consacré. Il ne s’agit pas de ses livres théoriques forts, les Mythologiques ou les deux volumes de l’Anthropologie structurale, mais de ces textes qu’on peut associer à la philosophie esthétique de Lévi-Strauss : Tristes Tropiques d’abord, son texte le plus célèbre, mais aussi La pensée sauvage, un de ses rares textes en prise sur l’actualité de son temps puisqu’il s’oppose à Sartre, puis ce que l’on appelle Les petites mythologiques, et enfin ce recueil de textes sur l’art contemporain que constitue Regarder, écouter, lire.
Cet homme à l’intelligence éblouissante et à l’érudition classique est donc aujourd’hui un vieil homme. Il y a quelques années, en 1999 (il n’avait que 91 ans), une cérémonie d’hommage lui fut rendue au Collège de France. A cette occasion, il prononça quelques mots que Roger-Paul Droit restitua, dans l’esprit sinon dans la lettre, dans un article du journal Le Monde.
Montaigne dit que la vieillesse nous diminue chaque jour et nous entame de telle sorte que, quand la mort survient, elle n’emporte plus qu’un quart d’homme ou un demi homme. Montaigne est mort à cinquante-neuf ans, et ne pouvait sans doute avoir idée de l’extrême vieillesse où je me trouve aujourd’hui. Dans ce grand âge que je ne pensais pas atteindre (…), j’ai le sentiment d’être comme un hologramme brisé. Cet hologramme ne possède plus son unité entière et cependant (…) chaque partie conserve une image et une représentation complète du tout. Ainsi y a-t-il aujourd’hui pour moi un moi réel, qui n’est plus que le quart ou la moitié d’un homme, et un moi virtuel qui conserve encore vive une idée du tout. (…) Ma vie se déroule à présent dans ce dialogue très étrange (…). Je sais bien que le moi réel continue de fondre jusqu’à la dissolution ultime, mais je vous suis reconnaissant de m’avoir tendu la main, me donnant ainsi le sentiment, pour un instant, qu’il en est autrement.