par Philippe GOFFE
D'un côté, Harry Potter, le dernier Goncourt ou l'Amélie Nothomb annuel : des livres qui se vendent beaucoup, une édition qui paraît florissante. D'autre part, un constat que pose le Conseil du Livre : l'usage du livre dans les écoles diminue, la lecture publique voit ses crédits diminuer, le marché du livre en Communauté française est un des plus pauvres d'Europe. Les messages en provenance du monde du livre semblent contradictoires. Ce n'est peut-être qu'une apparence. Et il n'est pas inutile, pour s'y retrouver, de considérer d'un peu plus près ce « marché du livre » . Qu'y voit-on ?
D'abord, une concentration très forte (deux grands groupes français, Interforum et Hachette, représentent à eux seuls 50% de l'édition - voir en note), et une massification de la production (13.500 nouveaux titres en 1981 ; 54.500 en 2005), avec un besoin croissant de produire du « best-seller ». Et un best-seller, cela peut se fabriquer. Face à cela, une distribution touchée par le même phénomène de concentration, avec la même logique financière qui, malgré la surproduction, conduit à une offre « standardisée ». Mais si on peut accepter, tout en le regrettant, de ne plus voir sur le marché que trois marques de brosses à dents, c'est plus inquiétant quand on parle du livre.
Car le livre répond à une logique autre, qui est d'ailleurs celle des biens culturels en général. S'il est admis que manger assouvit la faim, et donc que consommer un bien assouvit le besoin qu'on en a, ce n'est pas tout à fait vrai en termes de culture : écouter de la musique crée le besoin de plus de musique, parce que l'oreille et le goût s'affinent. C'est vrai pour les arts du spectacle, les arts plastiques, .et pour la littérature ou la lecture. La logique dont on parle ici, c'est évidemment celle de la création , qui renouvelle et enrichit la culture, et qui doit trouver les moyens économiques de subsister.
Le prix fixe (ou prix unique) du livre est précisément une mesure simple qui va dans ce sens. Vendre le même livre partout au même prix, c'est assurer aux auteurs et aux éditeurs une chance d'exister et de pouvoir créer. Il rétablit un équilibre que les lois naturelles du marché font vaciller. Comment ?
1) Aux éditeurs de création , il permet d'oser, de produire des livres incertains, et de les compenser avec des livres plus faciles. C'est le fondement de l'économie éditoriale : des ventes rapides et rentables qui compensent des ventes lentes et déficitaires. L'éditeur ne doit plus, ici, rechercher la rentabilité de titre à titre, ce qui signifierait l'élimination du risque et donc de la création. C'est pourquoi la grande majorité des éditeurs dont la production repose sur l' offre , sont en faveur du prix fixe du livre. Ils ont une chance d'être présents dans le paysage.
2) Cette offre, c'est bien sûr le public qui en dispose (quand il pense par lui-même). Elle doit donc être visible. D'où l'importance d'un réseau de diffusion diversifié . Un éditeur de création préfère 100 librairies réparties sur tout le territoire, qui présentent chacune un ou deux exemplaires de ses livres, à 4 ou 5 gros points de vente qui en présentent quelques-uns à un public de centre-ville. Le prix fixe du livre aide les librairies à exister : elles aussi ont besoin de ventes rapides et faciles pour financer les livres de vente lente.
3) Ce réseau diversifié est aussi un gage de démocratie . Dans le commerce moderne, le pouvoir appartient de plus en plus aux chaînes de distribution. Imagine-t-on que la création éditoriale dépende des acheteurs de quelques grandes enseignes ? Dans la chaîne du livre, le pouvoir doit rester en amont, donc chez l'éditeur, qui doit pouvoir publier en toute liberté.
Cette égalité entre tous les livres, permise par le prix fixe, explique ainsi son effet stabilisateur sur les prix, comme l'exemple de la France (prix fixe depuis 1981) le montre clairement. Il ne permet plus le discount sur les cent best-sellers de l'année, c'est vrai, et certains intellectuels s'en affligent. Mais en même temps, ce discount ne doit plus être rattrapé sur les autres livres. Les faits sont là : en Suède, en Belgique, en Irlande, où les prix sont libres, les livres ne sont pas moins cher qu'ailleurs. Au contraire. Le prix unique du livre n'est donc pas une mesure corporatiste. Il ne sert pas à faire « de bonnes affaires ». Il ne sert pas à vendre plus de livres, il sert à vendre tous les livres.
Tout ce qui vient d'être dit est illustré par l'exemple de l'Angleterre, qui a abandonné le Net Book Agreement en 1995, sous la pression de grandes chaînes aux capitaux américains. Tout le monde, y compris les opposants au prix fixe, admet que les conséquences en ont été une diminution importante du prix des best-sellers (mais par rapport à quoi ?), dont les ventes ont été dopées, et en contrepartie une augmentation, parfois très forte, du prix des ouvrages de vente lente et de sciences humaines. En même temps, on assiste à la disparition inexorable des librairies indépendantes et à leur remplacement par des librairies de chaînes, souvent magasins clones vendant des livres clones. Enfin les exigences de plus en plus fortes des chaînes envers les petits éditeurs, empêchent parfois ceux-ci d'encore être présents dans ces librairies.
Le prix fixe n'est évidemment pas une panacée. Il n'a de raison d'être que s'il s'insère dans une politique globale du livre. Mais c'est une mesure qui ne coûte pas à l'Etat, tout en rééquilibrant un secteur qui repose sur la création et la diversité.
Il y a bien une exception culturelle, pas uniquement française, mais européenne. Dix pays de l'Union connaissent une réglementation sur le prix du livre, et y tiennent. Il est temps que la Belgique les rejoignent. La libre diffusion des idées est à ce prix, le prix fixe du livre.
Pour toutes ces raisons, nous vous invitons à répondre à l'appel lancé sur www.prixfixedulivre.be
Philippe Goffe
Librairie Graffiti
Note :
Interforum, c'est Plon, Perrin, Julliard, Laffont, Bordas, Nathan, Robert, Pocket, 10/18 etc. Hachette, c'est aussi Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Lévy, Lattès, Larousse, Dunod, Livre de poche et bien d'autres.