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Ce texte reprend notre intervention lors d'un colloque "La lecture, la démocratie : à quels prix ?"
organisé en octobre 2006 à la Bibliothèque Chiroux à Liège.
Il exprime notre vision du métier de libraire et l'engagement qui a été le nôtre depuis quarante ans.

Une bonne dizaine d'années plus tard, il reste d'actualité. Il suffit d'adapter quelques chiffres et de mettre la vente en ligne à la puissance 15.

 

La librairie, un sport de combat ?
  Portrait du libraire en chien.

 

Ainsi donc, il a été demandé à un libraire de parler non seulement du livre (là il y a une certaine évidence), mais encore de démocratie. Est-ce le bon choix ? On a coutume de nommer le type d’activité qui est le nôtre, à nous libraires, du moins tel que nous le pratiquons, de librairie traditionnelle ou de librairie pure. Or, pour paraphraser la déclaration d’un éditeur français qui parlait de son propre travail, la librairie est un métier impur. Mêlant le culturel à l’économique, les idées à leur commerce, dans tous les sens du terme, le libraire peut sembler n’être jamais tout à fait désintéressé. Suspect, il l’est d’ailleurs depuis quelque temps déjà. Cela a commencé lorsque les métiers d’éditeur et de libraire se sont séparés, entre le 18e siècle de la Révolution française et la naissance des grands commerces de librairie au 19e. Et cela semble ne pas devoir s’arrêter, au vu des grandes enseignes apparues dans le paysage depuis vingt ou trente ans et du phénomène de concentration qui frappe nos métiers, et parfois les dénature.

Impur donc. Et pourtant c’est bien de là qu’il faut partir. Paradoxalement, c’est aussi dans cette tension que se niche l’exigence démocratique du livre. Pour le comprendre, il n’est pas inutile de rappeler quelques principes de l’économie du livre, qui devraient éclairer les enjeux considérables, et contradictoires, dont il est aujourd’hui l’objet.

Le livre, c’est un marché de l’offre. Cela veut dire qu’il ne répond pas aux critères habituels de la marchandise, qui répond à un besoin. Le livre c’est un produit qui précède le besoin. Un produit, vraiment ? Oui, le produit d’une création. Hors le besoin propre du créateur, nul n’a demandé au poète d’écrire Le bateau ivre, nul n’a demandé à son auteur L’œuvre au noir, nul n’a demandé au philosophe L’être et le néant. Ces œuvres ont été écrites sans étude de marché préalable, et si elles intéressent leurs lecteurs, c’est parce ceux-ci ont appris à lire (ils ont appris, oui !), et qu’ils ont appris à lire des textes qui au premier abord ne sont pas si simples.

Car en effet, c’est une caractéristique des productions culturelles de pousser leurs amateurs à de plus en plus d’exigence. Un peu comme pour les drogues fortes. Ce sont des économistes anglo-saxons qui les premiers ont mis ce phénomène en évidence, en parlant il est vrai de musique, mais en établissant un modèle qui s’applique aux différentes expressions de la culture : il y a une loi qui fait que plus on écoute de la musique, plus le goût pour celle-ci augmente. On peut facilement le constater. C’est en écoutant de la musique que l’oreille se forme. De même, c’est en apprenant à lire (en apprenant, oui) puis en lisant que l’on goûte la littérature ou la lecture. Au-delà du simple divertissement, la musique, la lecture, la pratique des arts en général requièrent de la formation, du savoir-faire, qui ont nécessité du temps, et un investissement humain, et qui constituent en eux-mêmes un processus d’apprentissage.

Les économistes parlent à ce sujet d’utilité marginale croissante, c’est-à-dire qu’au contraire d’un objet usuel dont l’utilité (la satisfaction) s’épuise en le consommant, l’utilité (la satisfaction) tirée de la culture ne s’épuise pas, elle ne fait que croître.

D’où l’exigence d’une création, d’une innovation continue, et l’exigence parallèle de leur libre diffusion. La création est toujours fragile, mais à sa libre expression, on peut jauger la démocratie, car elle est le produit de la diversité, et de l’indépendance de la pensée. C’est dans cet ordre des choses que la librairie fait reposer sa raison d’être. Regardez l’étal du libraire. On y voit tout ce qui fait notre monde, il en est le reflet exact. La librairie est le lieu de toutes les pensées libres. En termes de commerce du livre, on dira qu’elle est le lieu où s’expose l’offre éditoriale, et qu’elle est même indispensable pour que le marché du livre reste un marché de l’offre, en d’autres termes de création libre et de diffusion indépendante. La librairie indépendante, gage de démocratie.

C’est aussi la vraie justification d’un prix unique, ou prix fixe, du livre. Permettre au marché de se structurer, en permettant aux éditeurs (l’amont de la chaîne) de rester maîtres de leur production et aux libraires de trouver l’équilibre nécessaire pour présenter cette production.

Mais ces paroles un peu lénifiantes ne suffisent pas. A bien les lire ou les entendre, on comprendra qu’elles tentent déjà de répondre aux termes de leur contradiction. Car il y a d’autres forces que celles de l’esprit ou de la création, et ces forces s’expriment aujourd’hui par le développement d’un système dont la logique tente tout simplement d’inverser les mécanismes évoqués plus avant. Je pourrais les résumer en deux propositions :

-La création devient reproduction : un livre qui marche génère ses clones et la recette servira jusqu’à épuisement. Exemples ? Tous les best-sellers de ces dernières années se sont reproduits, ou l’ont tenté, y compris chez leurs auteurs mêmes.

-L’offre devient maîtrise de la demande, donc marketing. La réception d’une création par le public étant toujours aléatoire, il faut non seulement maîtriser l’information à son sujet, mais encore mieux, cerner la demande et y répondre.

C’est une autre logique, celle de la consommation. Et lorsque la consommation remplace l’usage/la pratique, les techniques de production et de diffusion s’adaptent.

Un changement fondamental s’est ainsi opéré dans la manière dont on fabrique et commercialise un livre. Il ne s’agit plus seulement, aujourd’hui, de viser un public «Â lettré » ou «Â intellectuel » mais aussi de toucher le grand public, ce qui en soi est honorable, et même souhaitable. Mais dans la logique consumériste, il s’agit dès lors d’influencer le consommateur en développant de nouvelles stratégies de marketing. Le lecteur, devenu consommateur, se croit libre de ses choix mais en réalité il achète ce dont on parle (d’où l’importance de maîtriser les médias) et ce qu’il trouve en librairie (d’où l’importance d’occuper les linéaires des librairies).

Dans un tel contexte le libraire a de plus en plus de mal à rester maître de son offre.

Il lui faudrait avant tout, s’il suivait cette seule logique, répondre à la demande du consommateur, lui-même influencé par la stratégie commerciale des éditeurs et des distributeurs. Alors que la vente d’un livre dépendait précédemment d’une suite d’acteurs autonomes constituant la chaîne du livre (auteurs, éditeurs, critiques, libraires, bibliothèques, lecteurs), elle dépend aujourd’hui pour beaucoup de l’influence exercée par les éditeurs et les distributeurs sur ces différents acteurs[1].

C’est une des clés de ce formidable jeu de forces contradictoires où se débat le livre aujourd’hui, et dont la surproduction éditoriale souvent stigmatisée, est un des phénomènes les plus visibles. Il faut dire que la technique y a contribué, et notamment l’informatique et le numérique. Outre le développement des techniques d’impression, et leur coût de plus en plus maîtrisé, qui ont contribué à un prix du livre (français) relativement constant et inférieur au taux d’inflation, - malgré une baisse constante des tirages moyens, passés en vingt-cinq ans de 15.000 à 7480 en 2005, et 5017 en 2015 -, l’informatique couplée à une logistique indutrielle a permis une expansion et une fluidité de la production tout à fait extraordinaires. De 13.500 titres en 1981, on est passé à 53.452 titres publiés en 2005, et près de 70.000 en 2016 (Livres-Hebdo). Un système interprofessionnel permet un transfert des commandes sous format numérique et sans autre intervention humaine que la constitution d’un fichier au départ et la préparation des colis à l’arrivée. Ajoutons à cela la mutualisation d’une plate-forme de concentration des commandes, à Paris, et une logistique de transport performante en termes de rapidité et de précision. Et vous comprendrez par quel prodige la commande d’un livre de la collection Librio, à 2 Euros, passée chez votre libraire le samedi matin, est à votre disposition, depuis Paris, le mercredi suivant. A 2 euros… (Reste à savoir qui a gagné sa vie là-dedans, ainsi que l'empreinte écologique que cela représente)[2].

Ce qui peut ainsi passer pour un signe de diversité et de richesse de la création (autant de titres publiés, c’est en théorie au moins autant d'auteurs censés créer), produite et rendue visible par un appareil de type industriel, peut aussi devenir un danger pour cette création même. La surproduction c’est aussi la reproduction à l’infini d’articles toujours différents mais toujours semblables en même temps. Le formatage de la demande c’est la lobotimisation de l’esprit par la maîtrise des médias et l’extinction de l’esprit critique. Et ce système condamne de lui-même la plus grande partie des ouvrages de création au mieux à une vie souterraine, car il existe des îlots de résistance, au pire à l’oubli et au pilon où finissent plus de vingt pour cent de la production.

Alors, la librairie, un sport de combat, suivant le titre de l’intervention qui m’a été demandée ? Assurément. Comment appeler autrement ce travail quotidien pour maintenir à flots, au milieu d’un univers industriel, une entreprise qui repose sur un métier artisanal, un savoir-faire, une intelligence du savoir livresque qui ne s’apprennent guère qu’à la façon des anciens compagnons : par le regard, par le geste, par la transmission ?

Mais à l’expression du sport de combat, suggérée à partir d’un texte de Valérie Martin, libraire à Paris (Voyelle), j’aimerais adjoindre celle du portrait du libraire en chien, suggérée par Jean-Marc Levent dans le même recueil de textes[3]. Au IVe siècle avant JC, dit-il, Diogène le Cynique se définissait comme un chien, aboyant après la population athénienne pour la soustraire à la léthargie des habitudes et des conventions.

Car si le livre (le livre libre) n’existe que par la démocratie, et si en retour le livre est porteur de démocratie (et la librairie y a toute sa place, on l’a vu), on est en droit de se demander ce que chacun de nous fait pour lui maintenir cette valeur.

Il ne suffit pas de dénoncer la main-mise des financiers et des technocrates de l’édition, petites mains d’un système dévorateur de ses sujets. Il faut aussi s’interroger sur la fascination que les manœuvres de ce système exercent sur des individus devenus consommateurs, et donc sur la question de leur désir.

Parmi ceux qui ont analysé ce phénomène, Bernard Stiegler a eu des propos percutants. Toute organisation sociale, dit-il, consiste à capter l’énergie libidinale des individus pour la reporter sur des objets et de socialiser ces objets. Le problème de la consommation aujourd’hui, c’est qu’elle épuise cette énergie et donc le désir de l’individu. Elle assèche la libido, elle la capte au profit de la marchandise. La standardisation des usages et des comportements élimine la singularité sans laquelle il n’y a pas de désir. Le nouveau prolétaire, c’est le consommateur. Soyons vigilants d’ailleurs face à Internet qui, à côté d’un développement extraordinaire du rapport au savoir et à la communication, et sans doute de changements majeurs dans le commerce du livre, pourrait devenir, par son besoin incessant de recourir au marketing et à la publicité, une technologie de contrôle. Amazon[4] nous prescrit déjà, en fonction de ce que nous choisissons, le prochain produit que nous aimerons. Comme la télé qui nous dit ce qu’il faut aimer, acheter, consommer.

Finalement, quel désir de démocratie avons-nous ?

Le libraire, à sa modeste place, veut y répondre. Car gémir n’est pas de mise. S’il y a sport de combat, c’est un sport qui ressemble au judo, où l’on utilise la force de son partenaire pour la contourner et rester debout. Le libraire ne renie pas son temps, il y est pleinement. Il ne rétracte pas son activité sur elle-même, ni ne se vend trop à l’air du temps. Il est ce chien qui, dans la mesure de ses moyens, et en rapport avec son environnement immédiat, intrigue par son offre singulière, personnelle, à la fois celle que le public attend et celle qu’il veut lui-même promouvoir. Les librairies libres sont des espaces actuels, comme on l’a dit, parce qu’elles reflètent l’époque et la société. Ce sont aussi des espaces inactuels, parce que des espaces où l’on respire, où souffle un autre air que celui qu’on nous impose, où l’on tente de rendre au livre ce qui lui manque le plus, le temps long du livre.

Et c’est ce qui permet de rester optimiste ; de profiter de l’immense richesse éditoriale qui s’offre à nous. Et c’est ce qui nous permet de rester singuliers.

Philippe Goffe



[1] Voir à cet égard L’édition sous influence, de Janine et Greg Brémond, Editions Liris, Paris 2002

 [2]   Amazon a bien entendu amplifié cette exigence d'une logistique de plus en plus performante, à laquelle les distributeurs ont parfois du mal à répondre. Mais dont le coût humain et environnemental n'est jamais réellement révélé.

[3] Revue Lignes, mai 2006, Situation de l’édition et de la librairie, Editions Leo Scheer.

[4] Amazon,encore lui, qui n’est pas loin, en 2017, de représenter 25% du marché du livre (et 40% aux USA).